2 ans auparavant, Michael

Quelques élèves étaient en grande discussion dans le couloir du lycée. Michael ralentit pour écouter ce qu'ils disaient. Les quatre membres d'un groupe d'ultra-trash-rock connus pour leurs équipées sauvages s'étaient tués dans un accident de voiture mystérieux. Michael les passa en soupirant sur le chemin du cours de Physique de madame Breinstem, deux heures insipides à tirer sans s'endormir, sous peine de prendre un autre blâme, que Michael ne pouvait plus se permettre : il en avait engrangé un de trop la veille, ce qui portait le compte à six. À sept blâmes, on prenait un mois de Travaux d'Intérêt Collectif. En cette saison, cela consistait à aller nettoyer la plage, un parc ou un autre lieu public municipal, ce qui était doublement stupide en regard du fait que la municipalité entretenait une armée de robots pour ce type de tâche. Michael avait déjà donné, et il avait l'intention de se tenir à carreau. La veille, il n'avait pas eu de chance, il avait été pris dans une fouille avec dans son sac un bloc de stockage bourré de clips piratés. Le fait que la fouille ait eu pour objectif de trouver de la came ne l'avait pas sauvé, car l'un des flics avait un testeur de média.

Michael descendait le couloir du rez-de-chaussée dans cet état d'esprit peu joyeux quand il vit Ada. Ada était une fille d'un an plus vieille que lui, connue de tout le lycée pour trois raisons. En premier lieu, on disait qu'elle était un génie des maths. Le second bruit qui courait disait qu'elle avait couché avec la moitié du lycée, en tout cas la moitié plus âgée qu'elle. La rumeur affirmait aussi qu'elle était en bonne voie d'entreprendre l'autre moitié. Pour Michael, c'était plutôt attirant, car il commençait à se demander comment il allait réussir à perdre son pucelage. Or Ada comptait pour Michael dans la poignée des filles du bahut dont il avait du mal à détourner son regard. Pourtant, elle était plus grande que lui. Avec des talons, elle le dominait d'une tête. Mais il la trouvait très jolie avec ses grands yeux verts qui s'accordaient à une peau très pâle parsemée de taches de rousseur, et une longue cascade de cheveux bleus électrique. Aussi, Ada savait mettre en valeur sa silhouette mince par des vêtements près du corps et ajourés qui exposaient judicieusement ses avantages, à la limite des règles du lycée. Ada était connue de tous pour une troisième raison : elle était dans le collimateur du proviseur pour des problèmes de drogue. Elle avait été prise en possession de diverses substances dont certaines étaient des plus illégales. Elle avait fait des mois et des mois des pires TICs. On voyait souvent Ada dans un drôle d'état et justement, ce matin-là, Michael observa qu'elle n'allait pas bien. Elle s'était appuyée dans un coin, détournée pour qu'on ne voie pas trop son visage qui était pâle à l'extrême. Michael, en passant tout près, vit avec un sursaut d'inquiétude qu'elle tremblait comme une feuille. Surtout, il capta une fraction de seconde son regard de bête apeurée qui souffrait, avant qu'elle ne baisse les yeux. Un intense élan de compassion lui fit faire demi-tour. Il s'approcha de façon à la cacher des lycéens qui passaient. Il lui murmura :

— Eh ! Ada, ça n'a pas l'air d'aller ?

Elle le regarda dans le vague, comme si la personne derrière le regard était déjà partie, et il eut peur : elle était en train de faire une crise de quelque chose ! Elle eut comme un hoquet et vomit une petite quantité d'un liquide brunâtre qui se répandit en partie sur elle et en partie par terre, rejoignant une petite flaque que Michael n'avait pas vue auparavant, mais dont l'odeur nauséabonde lui parvint à cet instant. Il lui dit :

— Eh ! Ada, tu peux pas gerber ici, sinon le protal va te filer illico le couloir à récurer pendant un mois ! Allez, viens !

Alors, lui prenant le bras, il la tira le long du mur jusqu'à l'entrée des toilettes. Elle titubait, il parvint à la faire entrer dans une cabine et à la mettre en face de la cuvette. Quand il se retourna après avoir fermé derrière eux, elle se tenait des deux mains à la porcelaine et elle commença à vomir. La suite fut horrible. Elle était secouée de spasmes gigantesques, elle tremblait de tout son corps de façon terrifiante. En fait, elle n'avait rien à vomir, ce qui bien entendu rendait les choses pires encore. Elle faisait des bruits affreux, ses longs cheveux tombèrent dedans, l'odeur du peu qu'elle expulsait donna aussitôt des nausées à Michael, qui n'avait pas le cœur très bien accroché. En fait, il n'avait jamais été confronté à la maladie d'une autre personne, si bien qu'à un moment, il crut qu'il ne parviendrait pas à garder son petit-déjeuner. La crise lui parut interminable, elle dura en fait à peine quelques minutes, mais cela lui sembla impossible, en regard de sa violence. Bien avant la fin, il était lui aussi à genoux, et il la tenait sous les bras, car elle vacillait. Ensuite, elle devint toute molle et il l'accompagna comme il put jusqu'au sol afin qu'elle n'y cogne pas sa tête. Elle y resta, le visage à même le carrelage, comme une poupée de chiffon. Il eut peur qu'elle ait perdu connaissance, mais, quand il la fit rouler sur le dos, il vit qu'elle s'était juste laissée glisser, épuisée. À ce moment, son implant attira son attention : il allait rater le début du cours de madame Breinstem. En fait, s'il ne partait pas en courant à la seconde même, il était bon pour un mois de T.I.C. Schwartz ! pensa-t-il avec dépit.

Il respira un grand coup, il n'était pas question qu'il abandonne Ada. Elle n'était pas belle à voir, elle tremblait et pleurait en silence, son visage était presque bleu, elle avait souillé ses vêtements et ses cheveux. Elle haletait en petits à-coups, la bouche grande ouverte, sans parvenir à prendre une pleine respiration. Elle ouvrit les yeux et quand son regard se focalisa sur lui, il y lut un message de détresse qui lui fendit le cœur. Alors, il sortit de son sac son tee-shirt de sport et, l'ayant mouillé d'eau tiède, il lui nettoya le visage. Elle se laissa faire avec un regard vague tandis qu'il lui nettoyait aussi les cheveux, les mains, et puis le devant de sa blouse. Il lui fallut s'y reprendre à quatre fois. Il nettoya toutes les traces et bénit la climatisation qui avait fait disparaître l'odeur. Ensuite, il lui sembla qu'elle allait un peu mieux, elle semblait plus calme, les yeux clos. Elle respirait sans à-coups. Elle tremblait encore, pas de la façon effrayante dont elle avait été victime auparavant, mais juste comme si elle avait froid. Pourtant, elle était en nage. Il lui souffla :

— Tu es en manque ?

Elle secoua mollement la tête.

— Non. C'est la gueule de bois. Oh, je déteste ces saloperies de crises ! On dirait que les murs se resserrent !

— Ils ne se resserrent pas.

— Je sais ! fit-elle, avec exaspération et désespoir.

Ses yeux roulaient. Michael resta à réfléchir, agenouillé à ses côtés, lui frottant doucement les mains qui se réchauffaient petit à petit. Il se sentait si impuissant.

— Veux-tu que je t'emmène à l'infirmerie ?

— Non, non, surtout pas ! Quand ils vont voir ce que j'ai dans le sang, c'est pas le protal qu'ils vont appeler, c'est les flics.

— Qu'est ce que je peux faire ?

Pour toute réponse, elle secoua la tête et des larmes roulèrent sur ses joues pâles.

— Tu as de l'eau ?

Il l'aida à s'asseoir dos au mur. Il lui donna sa bouteille d'eau. Tandis qu'elle en prenait à toutes petites gorgées, il vint à Michael une inspiration soudaine. Il lui dit avec douceur :

— Je connais une technique très efficace contre l'angoisse. Quand j'étais môme, je faisais des crises horribles la nuit... Ça marche aussi contre toutes sortes de malaises.

Elle eut une moue dubitative :

— Ça consiste en quoi ?

— C'est de la respiration, genre yoga.

Elle exhala un soupir boudeur.

— On me la sert chaque fois celle-là, qu'il faut que je remette mon cerveau limbique en phase et blablabla.

— Qu'est ce que tu risques à essayer ?

— Que ça rate ?

— Aujourd'hui, ce sera peut-être différent, peut-être parce que c'est moi qui suis là. Parce que je suis comme toi, quelqu'un qui cherche à trouver un sens à sa vie ?

Elle le scruta un instant avec une expression de douleur et de doute, les sourcils froncés.

— OK, fit-elle très bas, et alors ?

Il lui tendit ses mains pour l'aider à se lever. Elle était très faible, mais pas bien lourde. Après l'avoir mise debout, il lui expliqua :

— Je vais le faire comme on me l'a appris. Je vais mettre mes mains sur ton ventre. D'accord ?

Comme elle hocha la tête, il la retourna doucement par les épaules devant lui. Il l'attira délicatement dans ses bras, le cœur battant, stupéfait par la découverte de la minceur de sa taille au-dessus des pointes saillantes de ses hanches, époustouflé par la fermeté des rondeurs de ses fesses. Il faisait presque toutes les nuits avant de s'endormir ce semblant de rêve éveillé où il prenait une fille dans ses bras, une rêverie qui se terminait chaque fois par le rite solitaire dans un mouchoir en papier, les genoux relevés pour épargner les draps. Il posa son dos contre le mur pour bien tenir debout. Il écarta les cheveux d'Ada afin de pouvoir lui murmurer les instructions dans l'oreille. Oui, c'était une position très intime, et il se mit à souhaiter qu'elle ne sente pas ce qui s'était produit dans son pantalon à lui.

— C'est très simple, expliqua-t-il, c'est une technique de respiration avec les mains à plat sur le ventre. Il faut que tu commences par respirer bien à fond avec le ventre, OK ?

Pour toute réponse, Ada inspira en sortant son petit ventre musclé, prouvant qu'elle avait décidé de jouer le jeu. Il glissa ses mains sur son ventre. Il lui chuchota :

— Maintenant, souviens-toi des cours de Yoga. Concentre-toi sur ton cœur, au milieu de ta poitrine, et imagine-toi que tout l'air que tu respires fait comme une rivière qui passe à cet endroit. Pense à quelque chose d'agréable et de serein, concentre-toi en même temps sur le centre de ton corps, sur cette chose agréable et sur l'air qui y passe. Tu vas sentir comme une chaleur apparaître à cet endroit, quelque chose de doux, et ça va aller mieux.

À peine quelques respirations plus tard, il sentit Ada se détendre. Sa respiration devint plus naturelle, et elle roula sa tête en arrière contre la sienne. Bientôt, il sentit qu'elle s'était tout à fait abandonnée contre lui, une sensation étrange et délicieuse. Il se souvint avoir ressenti une impression similaire le jour où un jeune chat s'était endormi sur ses genoux, mais cette fois... Elle pesait tendrement contre lui, brûlante et douce. Pourtant, ce n'était pas pour cette raison que la sensation se révélait si nouvelle pour lui. Comment, se dit-il ? J'avais en moi cet élan, cet espoir immense ? Quel tremblement de terre ! En même temps, il sentait bien qu'il n'avait fait qu'effleurer l'étendue d'un domaine qu'il lui restait maintenant à découvrir. Cependant, il pouvait reconnaître l'évidence, constater ce qui lui avait été tant de fois affirmée : rien ne pouvait arrêter une force pareille. C'était trop impératif et vital. Il l'avait lu. Il avait cru le comprendre. À cet instant, avec Ada mystérieusement abandonnée dans ses bras, il découvrait combien il avait été loin de la vérité. Il se sourit : qu'il avait été présomptueux ! Et combien la réalité était plus belle, plus excitante ! Oui, il avait rêvé de tout cela, confusément. Maintenant, la lumière était sur lui et c'était une révélation sans mesure. Il sentit, en l'acceptant avec joie et fatalité, que sa vie était en train de connaître un tournant, que plus rien ne serait comme avant, car il chercherait cette clarté dorénavant, elle l'avait marqué comme le fer marque la bête, et il en acceptait la servitude.

Ada resta ainsi, pesant dans ses bras, comme endormie, travaillant sa respiration avec calme, pendant ce qui lui sembla une éternité. Il consulta l'horloge de son implant. Il n'était pas pressé que cela cesse, juste impatient de nature. Le cours de madame Breinstem était commencé depuis vingt minutes. Ada restait encore et encore, son ventre était devenu brûlant sous les mains de Michael qui n'osait plus bouger. Puis elle parla très doucement :

— Ta méthode est géniale. Je me sens un million de fois mieux que je ne m'étais sentie depuis la moitié d'une éternité. J'ai l'impression d'être en train de recharger mes batteries. J'ai l'impression que c'est toi qui me recharges. C'est presque aussi bon qu'un shoot.

Il lui répondit tout aussi doucement :

— C'est bien mieux qu'un shoot, il n'y aucun effet secondaire, ou plutôt si, il y en a, mais ils sont tous bénéfiques.

Elle resta encore contre lui une bonne minute avant de demander :

— Si tu me lâches, tu penses que cela va faire effet longtemps ?

Il saisit la suggestion et retira ses mains en répondant :

— Ça dépend. Souvent, des heures.

À sa grande surprise, elle se retourna et nicha son visage dans son cou. Elle referma ses bras autour de sa taille. Il se souvint de sa réputation de croqueuse de garçons et il se demanda si son tour était venu avec un à-coup de peur et d'excitation mêlées. Il avait posé ses mains dans son dos, qu'il caressa timidement en savourant la sensation merveilleuse de cette minceur ferme et mobile.

— Ne me laisse pas, murmura-t-elle ! J'ai encore ce truc qui rode en moi. J'ai peur ! Tu sais, ce n'est pas la première fois que je suis malade, j'avais déjà eu des crises, et je m'en étais tirée en fumant un joint, mais cette fois-ci ça n'a pas marché, c'est devenu pire, j'ai cru que j'allais en crever.

— Fais-moi une promesse, proposa-t-il.

Soudain, elle s'écarta. Elle le regarda avec sévérité. Il sentit qu'avec ses cernes sous les yeux, elle allait lui dire de se mêler de ses affaires.

« Est-ce qu'il t'est venu à l'idée que cela faisait souffrir les autres de te voir dans des états pareils ?

Elle resta silencieuse, remettant machinalement de l'ordre dans ses cheveux. Elle le regardait avec un mélange étrange de sévérité et de douceur, comme si elle cherchait à lire quelque chose en lui. Et il aurait voulu lui montrer ce qu'il avait au fond du cœur. Il respira et la regarda le regarder, avec autant de sérénité qu'il put en rassembler, prenant conscience que c'était la première fois de sa vie qu'il soutenait le regard d'une fille et que, de ne pas y être parvenu avec les précédentes, à force de chercher à trouver quelque chose de malin à dire, avait à coup sûr été son erreur éliminatoire. Elle pencha la tête de côté. Il avait bien désamorcé le coup, elle l'admit d'un petit hochement de la tête, d'un bref sourire en coin. Et puis, comme si le charme était rompu, elle dit :

— Michael, il va falloir que j'y aille. J'ai Math. Et comme il la regardait avec un air de chien battu, elle lui fit cette promesse stupéfiante. En s'approchant, elle lui caressa les épaules, chercha son regard, lui fit un sourire charmeur :

« On se voit cet après-midi si tu veux.

Il resta là, il ne savait ni quoi répondre, ni ce que cela voulait dire, ni surtout si c'était sincère. Par son implant, il accéda à l'emploi du temps de la classe d'Ada sur le site du lycée. Il y découvrit qu'elle avait en effet cours de math. Il lui offrit un sourire. Ils restèrent à se regarder, chacun sentant bien que c'était un moment particulier. Et puis il se rapprocha timidement et balbutia maladroitement :

— Et si tes batteries sont à plat...

Cela la fit sourire. Elle l'attrapa joyeusement par le cou.

— Message reçu, fit-elle et elle lui posa un petit baiser sur les lèvres. Puis, tout en souplesse, un balancement des hanches, elle déverrouilla la porte et se glissa à l'extérieur.

Voilà, elle était partie. Michael se regarda dans la glace. Il ne savait pas trop quoi en penser. Il ne savait pas si elle s'intéressait vraiment à lui. Il lui vint une idée. Il attrapa son sac et partit en courant vers le cours de madame Breinstem. Il allait y faire irruption en début de deuxième heure en s'excusant platement de ne pas avoir correctement programmé son agenda. Deux cas : soit la vieille carne mordait à l'hameçon, soit elle le jetait dehors et il retrouvait son statut de TIC.

Madame Breinstem accepta ses excuses et il lutta pendant tout le cours pour se concentrer sur ce qu'elle disait, avec peu de succès. En une heure de temps, il était tombé amoureux. Il se mit à rêver : il fallait qu'il trouve le moyen de se retrouver seul avec elle. Il fallait qu'il réussisse à l'embrasser et, qui sait... elle accepterait peut-être de venir dans un lit avec lui. Il le fallait. Par extrapolation de ce qui venait de se produire, il pouvait imaginer son corps ferme et chaud qui se déformait sous ses mains quand elle bougeait. Il en avait des frissons de désir. Il osait à peine imaginer ce qui se produirait quand il se retrouverait caché sous les draps avec elle.

Il se fit rappeler à l'ordre par madame Breinstem : « Dites donc, mon ami, nous ferez-vous le plaisir de sortir de vos nuages ? Non seulement, vous arrivez avec une heure de retard, mais, maintenant, vous pratiquez la présence virtuelle ? »